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LES PIÈGES DE L’ÂGE ET DE L’ÂGISME

Tels des scientifiques de laboratoire pris au piège de leur microscope, les chercheurs en gérontologie ont parfois tendance à se laisser enfermer par leur propre tentative de catégorisation sur la base de l’âge. Or on sait, tant par l’analyse que par le vécu, que l’âge, outil de mesure et donnée biologique, est aussi une construction sociale évolutive : nos sociétés changent leurs modes d’action sur elles-mêmes et, avec elles, ce sont les «limites d’âge» de la jeunesse et des périodes subséquentes, dont ce que nous appelons «la vieillesse», qui changent. En tant que constructions sociales, l’âge, ses regroupements et ses échelles, constituent moins des réalités concrètes que des enjeux de pouvoir pour les groupes qui se disputent le contrôle de l’économie, des arènes politiques et des médias. On n’a qu’à penser au débat, perpétuellement relancé, sur «l’âge» de la retraite, à avancer, maintenir ou reculer.

Ainsi, il est des gérontologues qui ne rendent guère service à leur champ pluridisciplinaire, et à leurs étudiants ou lecteurs, en manipulant sans prudence les concepts, pour le moins ambigüs, de troisième et de quatrième âge. En indiquant, par exemple, que le quatrième âge surviendrait quand la moitié de la cohorte concernée serait décédée, Baltes et Smith me semblent avoir construit une «moyenne» artificielle, transformant une hypothèse en apparence commode en une position de principe qui pourrait devenir un couperet dangereux entre les mains des décideurs politiques et des leaders d’opinion. C’est ainsi que l’âgisme peut compromettre la qualité des analyses comme celle des interventions et qu’une catégorisation, au départ utile, peut faire risquer une douteuse stigmatisation, perdant ainsi en humanité ce que l’on cherche à gagner en clarté intellectuelle.

À DOUBLE TRANCHANT : IL FAUT CHOISIR.

En poursuivant notre réflexion sur l’usage des barrières d’âge, nous sommes amenés à distinguer deux types de politiques, de programmes, de services, d’institutions et d’interventions.

Devons-nous, par exemple, élaborer et promouvoir une politique de la vieillesse et donc, pour ce qui nous préoccupe ici, de fin de vie, ou une politique du vieillissement, tous âges confondus ?

Devons-nous envisager la gérontologie comme l’étude des «personnes âgées»: lesquelles ? de quel genre, masculin ou féminin, presque toujours oublié? à partir de quel âge ? pour quoi et pourquoi ? Et, plus spécifiquement. comme l’étude du «grand âge», comme rupture et donc comme déclin subit ou progressif, chute corrigible ou inéluctable ? Ou bien penser la gérontologie comme mettant l’accent sur l’avance en âge et introduisant dans les champs disciplinaires connexes en Sciences humaines la perspective d’une croissance continue, de ses difficultés actuelles comme de ses potentiels pour tout être humain, quel que soit son âge ?

Devons-nous former des médecins à une médecine active spécialisée dans les âges avancés, avec un double risque : celui de la suractivité, de la surmédicalisation et de l’acharnement thérapeutique «pour ajouter des années à la vie», ou celui de l’abandon, de la négligence et de l’euthanasie à petit feu, «de longue durée» ? Ou bien devons-nous les former et les préparer à une médecine générale et familiale, avec les spécialités d’usage, où chaque praticien serait amené à travailler auprès des malades et des handicapés en tenant compte de leurs contextes de vie et sans faire de l’âge le filtre initial et obligé de ses interventions ? Il a 86 ans, elle en a 38, ou 12, ou 60 : peu importe, ce sont d’abord des humains malades à traiter, éventuellement à guérir ou à stabiliser, à réadapter ou simplement accompagner, sans mépris âgiste ni recherche univoque et ambitieuse de l’exploit technique ou thérapeutique. Il est en fin de vie, parce qu’il vient de subir un accident de la route ou du travail à 28 ans ou parce que son cancer s’est généralisé à 87 ans : peu importe leur âge, ce sont des personnes qui vont mourir et dont nous devons rendre les derniers moments le moins inconfortables possible, qu’ils soient «jeunes» ou «âgés».

Nous devons éclaircir ces choix, les faire et les mettre à jour, à travers des débats collectifs, des recherches et des analyses sérieuses, des expériences et des pratiques appropriées. Des regroupements comme l’AQG peuvent et doivent y jouer un rôle essentiel, en nous aidant comme citoyens et comme décideurs, à sortir des hésitations actuelles et des compromis douteux et coûteux.

ÇA DÉPEND

Dans le même esprit, je crois nécessaire et urgent de questionner sérieusement, rigoureusement et vigoureusement, la notion de dépendance. S’agit-il d’une situation où nous devons obligatoirement recourir à l’aide d’autrui pour vivre au quotidien ? Auquel cas, j’ose avancer que je suis dépendant des autres – et inversement – depuis que je suis né, que cette dépendance est structurelle, qu’elle fait partie de la «condition humaine» et qu’elle comporte des inconvénients, mais aussi des avantages en termes de relations affectives, de liens d’appartenance, de leviers d’intégration et de solidarités socialement utiles. Nous sommes tous dépendants et parmi nous, il y a des gens plus dépendants que les autres, victimes de handicaps plus lourds et subissant des contraintes plus fortes, et nous devons nous en préoccuper et parfois nous en occuper directement, à titre individuel ou communautaire ou collectif, sans barrière discriminante et âgiste. Ici, la dépendance n’est pas le contraire de l’autonomie, mais bien l’une de ses conditions, sous réserve d’une gestion positive, le handicap ou la maladie n’étant que deux de ses formes particulières, parmi d’autres.

Ou bien s’agit-il au contraire d’une situation d’asservissement et d’aliénation qui bloquerait toute initiative de la personne concernée, en ferait un sujet-objet sans liberté ni dignité et à la limite de l’humain ? Auquel cas il faudrait s’indigner, dénoncer à haute voix et en urgence cette dépendance, avant d’intervenir pour désenclaver la personne ou, si le mal est trop avancé, de raccourcir la souffrance subie et, le cas échéant, les jours de vie qui lui restent.

Où l’on voit bien qu’il y a confusion entre l’incapacité et la dépendance, entre une définition médicalisée et une définition sociale de la dépendance. Il a 88 ans, ne peut se déplacer seul, ni se laver ni manger seul; il est donc frappé d’incapacités majeures, mais, au delà peut-être de quelques absences de mémoire ou de pertes de motivation, il peut manifester une autonomie de pensée et une volonté claire de décider de sa vie. Il est incapable, mais est-il vraiment dépendant, surtout si une série d’interventions coordonnées de la famille et du voisinage, de la communauté des proches mais aussi de la société à travers ses politiques, programmes ou services, accompagnent ses handicaps dans une perspective de développement global de sa personne, ajoutant ainsi «de la vie aux années»? Autant on peut mesurer les incapacités, ne serait-ce que pour y apporter des réponses plus adaptées et plus efficaces, autant les notions d’autonomie et de dépendance doivent être examinées avec toute la prudence nécessaire et sans âgisme, ni sexisme.

À cet égard, dire que le vieillissement de la population va entraîner une augmentation du nombre des personnes dépendantes et un alourdissement de leur prise en charge relève le plus souvent de la sottise et parfois de la manipulation . Je serais heureux si la «nouvelle AQG» prenait l’initiative d’une réflexion collective pour démêler la confusion actuelle et aider les membres et lecteurs à ne pas tomber nous aussi … dans la dépendance idéologique !

NON-LIEU NÉCESSAIRE

Je suis toujours surpris de voir à quel point, à force de catégorisations discriminantes et d’explications tronquées, certains experts aboutissent à naturaliser des dynamiques et à les pervertir en des «états» de vieillesse et de »grand âge», comme s’il existait des êtres-personnes âgées, ni enfants, ni adultes, plus âgées que personnes. Comme l’écrivait récemment l’éthicien David Roy :
«…je soutiens que les âgés sont les miroirs réfléchissants des autres et que parfois dans ces reflets on s’y reconnaît nous-mêmes. Cette idée est loin d’être évidente non plus qu’elle est sur le point d’être acceptée dans notre société. Au contraire! L’hypothèse la plus répandue, mais rarement exprimée, est que les âgés diffèrent grandement du reste de la société. Cette supposition tacite et peu dénoncée a cependant des effets pervers sur nos perceptions et nos comportements vis-à-vis des âgés, et elle est à la base de cette idée que l’âgé n’est pas « un de nous « . Dans les faits vous n’entendrez jamais personne l’affirmer si ouvertement et si cruellement. Pourtant, tous nos discours publics et toutes nos politiques publiques sur les personnes âgées, tout comme l’abandon de facto d’un grand nombre d’entre elles à leur solitude se font l’écho selon moi, de ces paroles…»

Le vieillissement «extrême» et l’ultime période de vie sont ainsi perçus et gérés comme des temps à part, inengendrés et donc inexplicables, comme si nous pénétrions dans une zone de non-vie (et de non-droit ?), interdite sauf aux proches et soignants, inconnue et méconnue, totalement étrangère aux périodes de vie précédentes.

Or deux principes ont toujours guidé mes analyses de sociologue et mes interventions de travailleur du social, quels que soient leurs résultats. D’une part, nous ne pouvons saisir le vieillissement et la retraite qu’en les replaçant dans leur contexte socioculturel. D’autre part, nous ne sommes et ne pouvons être que les héritiers de notre vie déjà écoulée, de notre «arc de vie» dans sa totalité. Arrêtons-nous donc un moment sur une utopie, non-lieu nécessaire à notre réflexion dans la lumière de ces deux lignes de pensée et d’action. Imaginons pour un instant une société du bien-vieillir, où toutes les conditions auraient été réunies d’un développement harmonieux de l’individu, à tous les âges de son parcours de vie : répartition équitable de la richesse collective, services d’éducation et de santé accessibles à tous, conditions de travail permettant le maintien des acquis et la pleine actualisation des potentiels, prévention systématique des effets négatifs du vieillissement, communautés de vie serrées et solidaires, sans discrimination aucune, pas même âgiste, cultures prises en compte et garantissant une identité collective, etc.

Dans cet ilot utopique, à part quelques rares accidentés, victimes imprévisibles du hasard, passées au travers des mailles de l’ensemble du filet des protections sociales, y aurait-il autant d’incapacités, mineures ou majeures ? L’avance en âge serait-elle nécessairement accompagnée de maladies et de handicaps ? Serait-elle même un déclin inéluctable ? Y aurait-il tant de vieillards subissant des soins de longue durée, au lieu de vivre en lumière jusqu’au dernier de leurs jours et d’y mourir en bougies ?

Ce détour par l’imaginaire sera-t-il en mesure de nous faire comprendre que le vieillissement, dans ses aspects négatifs et invalidants, est d’abord le résultat de processus socialement définis et organisés, en particulier de rapports sociaux inégalitaires et de leurs dynamiques, à travers lesquels l’individu trace ou se fait tracer son chemin de vie ? La gestion collective du vieillissement, si souvent désastreuse, constitue un problème social, à appréhender d’abord comme une série de difficultés nécessitant une intervention sociale, c’est-à-dire de l’ensemble des acteurs sociaux mobilisant l’ensemble des ressources disponibles, mais aussi comme un remise en cause globale des orientations de l’action de la société sur elle-même et des institutions et autres moyens mis en œuvre pour incarner ses orientations. Traiter, comme on le fait presque toujours, le mal quand il est trop tard pour en contrer les effets destructeurs n’est que le résultat d’une méconnaissance, autrement dit d’une volonté de ne pas voir le vieillissement dans toutes ses perspectives, avec le résultats que nous constatons pour les personnes «us-âgées», privées de leur droit à la dignité de vivre jusqu’au terme.

«ROUTE DE BRAISE ET NON DE CENDRES»

Quand nous parlons de vieillissement collectif, nous évoquons les effets démographiques d’une natalité réduite et d’un allongement accéléré de la durée de vie. Or nous ne pouvons le faire en parlant «des deux côtés de la bouche». D’un bord, nous nous réjouissons des progrès de l’hygiène et de la médecine, du contrôle enfin possible de la maternité et des bonds de l’espérance de vie qui nous permettent de vivre désormais en moyenne un quart de siècle de plus que nos arrière-grands-parents. Mais de l’autre bord, la proportion croissante des plus âgés d’entre nous inquiète les démographes ou les actuaires et nous est le plus souvent présentée comme un immense nuage gris dont les pollutions diverses vont bloquer nos dynamismes collectifs, peser à l’excès sur nos charges collectives et nous mener à la décadence.

Or ce que nous appelons vieillissement collectif est une conquête heureuse et une chance, non un drame ni une charge excessive. Si de plus en plus de gens vivent de plus en plus longtemps et dans une santé sans cesse améliorée, quoi qu’on en dise, cela implique que nos sociétés sont de plus en plus efficaces pour agir sur elles-mêmes, que désormais ce sont quatre ou cinq générations qui cohabitent et participent au et du développement collectif, quels que soient l’âge et la position sociale de tous ces acteurs, quels que soient leurs capacités et talents, incapacités et déficits. Comme l’écrit encore David Roy :

«…les âgés nous sont si intimement liés, que sans eux nous ne pouvons pas savoir qui nous sommes réellement. Tout comme nous ne pouvons concevoir ce que seront nos réalisations personnelles et au prix de quelles trahisons. Les très âgés nous révèlent à nous-mêmes. Comment ? Ils dévoilent qui nous sommes individuellement, les valeurs les plus importantes pour chacun de nous, et enfin ils nous révèlent à nous-mêmes en tant que société ; comme communauté forte ou en désintégration, comme société où notre humanité est croissante ou une société qui a été sacrifiée à l’économie ou est sur le point de l’être.»

Même invalidé et «sénilisé«, chaque destin est en profondeur utile à celui des autres et au co-labeur de notre humanité. Où il est question de largeur de vue et de profondeur de champ, mais aussi de l’avenir de nos sociétés et de la dignité humaine.

Jean CARETTE, Ph. D.
Professeur retraité de l’UQAM
Président d’ESPACES 50 +

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